Michel Foucault - Institut Médico-Légal de Paris
Je prendrai pour exemple la
curieuse hétérotopie du cimetière. Le cimetière est certainement un lieu autre
par rapport aux espaces culturels ordinaires, c'est un espace qui est pourtant
en liaison avec l'ensemble de tous les emplacements de la cité ou de la société
ou du village, puisque chaque individu, chaque famille se trouve avoir des
parents au cimetière. Dans la culture occidentale, le cimetière a pratiquement
toujours existé. Mais il a subi des mutations importantes. jusqu'à la fin du
XVIIIe siècle, le cimetière était placé au cour même de la cité, à côté de
l'église. Là il existait toute une hiérarchie de sépultures possibles. Vous
aviez le charnier dans le lequel les cadavres perdaient jusqu'à la dernière
trace d'individualité, il y avait quelques tombes individuelles, et puis il y
avait à l'intérieur de l'église des tombes. Ces tombes étaient elles-mêmes de
deux espèces. Soit simplement des dalles avec une marque, soit des mausolées
avec statues. Ce cimetière, qui se logeait dans l'espace sacré de l'église, a
pris dans les civilisations modernes une tout autre allure, et, curieusement,
c'est à l'époque où la civilisation est devenue, comme on dit très
grossièrement, " athée " que la culture occidentale a inauguré ce
qu'on appelle le culte des morts. Au fond, il était bien naturel qu'à l'époque
où l'on croyait effectivement à la résurrection des corps et à l'immortalité de
l'âme on n'ait pas prêté à la dépouille mortelle une importance capitale. Au
contraire, à partir du moment où l'on n'est plus très sûr d'avoir une âme, que
le corps ressuscitera, il faut peut-être porter beaucoup plus d'attention à
cette dépouille mortelle, qui est finalement la seule trace de notre existence
parmi le monde et parmi les mots.
En tout cas, c'est à partir du
XIXe siècle que chacun a eu droit à sa petite boîte pour sa petite
décomposition personnelle; mais, d'autre part, c'est à partir du XIXe siècle
seulement que l'on a commencé à mettre les cimetières à la limite extérieure
des villes. Corrélativement à cette individualisation de la mort et à
l'appropriation bourgeoise du cimetière est née une hantise de la mort comme
"maladie" . Ce sont les morts, suppose-t-on, qui apportent les
maladies aux vivants, et c'est la présence et la proximité des morts tout à
côté des maisons, tout à côté de l'église, presque au milieu de la rue, c'est
cette proximité-là qui propage la mort elle-même. Ce grand thème de la maladie
répandue par la contagion des cimetières a persisté à la fin du XVIIIe siècle;
et c'est simplement au cours du XIXe siècle qu'on a commencé à procéder aux
déplacements des cimetières vers les faubourgs. Les cimetières constituent
alors non plus le vent sacré et immortel de la cité, mais l'"autre ville
", où chaque famille possède sa noire demeure.
Michel Foucault, “Des espaces autres” dans Dits et écrits (1984)
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